Témoignage d’un jeune cairannais
À Cairanne nous fûmes « libérés » par la Résistance française. Ce fut un enthousiasme indescriptible. Tout le village était présent pour accueillir les défilés glorieux des FFI
et F.T.P.F. (les Forces françaises de l’intérieur et les francs-tireurs et partisans français). Ces derniers étant recrutés à partir de l’organisation spéciale (O.S.)
du parti communiste. Ils étaient souvent encadrés par d’anciens volontaires des brigades internationales de la guerre civile d’Espagne et comptaient dans leurs rangs
de nombreux anciens combattants espagnols réfugiés en France.
Au café, chez Ludovic Manifacier, les Cairannais exaltaient leur joie, on embrassait les jeunes libérateurs et le vin coulait à flot. C’était la fête, une buvette avait été
improvisée à l’extérieur ainsi qu’une estrade sommaire sur laquelle montèrent deux ou trois musiciens. La place était décorée de lampions multicolores et de banderoles de
bienvenue. Il y avait aussi des drapeaux français et même américains. Guirlandes et accessoires du 14 juillet avaient été sortis pour la circonstance.
Tout le monde dansa sur la place dans ce bal populaire de la libération emporté par la joie et les airs entrainants de l’accordéon et des cuivres. Les filles et les femmes
tournoyaient et se trémoussaient dans les bras des vainqueurs et des paysans avinés. Les enfants se mélangeaient à la foule sautillant et criant. Les jeunes gens ébauchaient
les premiers pas du rythme syncopé du swing.
Le Père Plantevin pour l’occasion fit de joyeuses sonnailles et descendit de son presbytère pour se mêler aux liesses de la foule cairannaise. Des langues vipérines s’empressèrent
de siffler au-dessus de sa tête quelques jours après. Elles disaient que le Père avait bu comme un chantre et ces hypocrites lui reprochaient aussi de s’être commis avec
des communistes notoires (les FTPF) en échangeant des propos patriotiques d’inspirations moscovites; ce qui était parfaitement faux et imbécile de le faire passer
pour un prêtre rouge.
Les jeunes libérateurs avaient le verbe haut et les discours aux accents victorieux, les diatribes revanchardes contre les collabos s’élevaient en surenchères politiques,
les francs-tireurs, toujours en armes, s’excitaient en s’apostrophant, montaient sur les tables en brandissant leurs pistolets mitrailleurs « Sten », employés dans les maquis;
l’atmosphère brouillardeuse et houleuse déchainait les passions.
J’étais là, dévisageant ces jeunes hommes dont certains étaient mes aînés de seulement deux ou trois ans, et tout cela me grisait. Je me souviens de l’un deux, debout sur
une chaise, très agité et presque aphone à force de hurlements, il avait un pantalon un peu large qui lui descendait sur les fesses en baillant à la ceinture, et en laissant
voir le pan de sa chemise par derrière. Un de ses camarades de combat prit une chope de bière et lui déversa soudain tout le contenu dans l’intervalle de son froc, peut-être
pour lui rafraîchir les fesses et les idées !
À un autre moment je me suis retrouvé assis sur une table entre deux jeunes résistants armés jusqu’aux dents. Ivres de paroles et de vinasse qui s’amusaient à jouer à la
roulette russe avec un colt à barillet qu’ils se passaient l’un l’autre en se le mettant sur la tempe. J’entendais le déclic du percuteur frappé par le chien et deux à trois
fois ils renouvelèrent leurs exploits. Je n’étais pas du tout à l’aise et je le fus encore moins lorsque l’un deux me mit l’arme de poing sur le front en me disant : « Tu veux
jouer avec nous! » Croyez-moi j’ai eu des sueurs froides et la gorge nouée, je sautai aussitôt à terre et me précipitai dehors laissant les deux exaltés à leur jeu imbécile sans
chercher à savoir s’il y avait oui ou non une balle dans le petit cylindre.
Étrangement en France du jour au lendemain il n’y eut plus que des résistants, à croire que les sympathisants pétainistes n’avaient jamais existé, alors qu’il s’en dénombrait
encore un pourcentage non négligeable dans tout le pays.
Certes ce n’était plus l’époque des « Jardins du Maréchal » de 1941 et depuis le débarquement des Américains en Afrique du Nord en novembre 1942 les mentalités avaient changé.
Ce qui n’empêchait pas nos compatriotes, pour avoir deux sons de cloche, d’écouter Maurice Schumann à Radio-Londres et
Philippe Henriot à Radio-Paris.
Après la libération euphorique, il se produisit sur la lancée une explosion de dénonciations.
Beaucoup de vrais coupables avaient pris la fuite, seuls les lampistes étaient restés sur place et subissaient les vindictes de la meute des gens honnêtes et déchaînés,
cette colère populaire qui se produisit même dans notre village.
C’est ainsi que l’on put voir sur la place du pays notre pauvre diable de garde champêtre , un vieux mutilé de la guerre de 14, se faire insulter dans une scène pitoyable
frisant le lynchage sous prétextes, probablement possibles, de collaboration avec l’occupant allemand. De par sa fonction, il lui était difficile de ne pas avoir eu des
contacts avec eux.
Un jugement inique était en train de se faire. La gente accusatrice en « lapidant » le pauvre homme se débarrassait par la même occasion de ses propres fautes. La foule en
colère se déchargeait sur lui de ses craintes, on l’insulta, l’humilia, des jeunes résistants le giflèrent, il reçut aussi quelques coups de poings et de pieds,
pas trop appuyés, cependant, mais assez fort tout de même pour qu’il s’affaissât à terre.
Jean Guestault 16 ans à l’époque (1928-2023)
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Source : privé
FFI à Sainte-Cécile-les-Vignes
Source : Franc-Tireur, nov 1944
Corvée de nettoyage
La fourche VICHY renvoie au Marechal Pétain et à l’épuration des collaborateurs. Elle sera limitée dans l’administration pour ne pas déstabiliser l’État
    Notes GC :
  Le maréchal Pétain avait favorisé
la création de jardins potagers en réquisitionnant des terres urbaines inutilisées et en octroyant des subventions.
 Philippe Henriot, Secrétaire d’État à
l’information et à la propagande dont il amplifie l’action, notamment à la radio, pour tenter de contrecarrer les messages venus d’Angleterre. Il est assassiné le 28 juin 1944.
 Il s’agit de Charles Roger, réfugié alsacien, né en 1884 à
Labroque (Bas-Rhin) donc sous régime allemand. Il n’est pas sûr qu’il ait fait la guerre de 14. Il est déjà garde champêtre avant la mise en place de la délégation
spéciale en 1942. Il démissionne en août 1945, il retourne à Labroque où il sera conseiller municipal.
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