Dans les années 40, les viticulteurs avaient le privilège de bouilleurs de cru (droit de distiller 20 litres d’alcool à 50°, privilège instauré par Napoléon pour ses grognards). En particulier, les coopérateurs de la cave coopérative de Cairanne recevaient une quantité d’alcool équivalente à 1000° soit environ 12 litres à 90°. Qu’en faisaient-ils ? La plupart du temps, ils dédoublaient cette eau-de-vie avec de l’eau pour la descendre à 45° et faire du pastis avec l’anéthol (huile essentielle d’anis) que leur vendait clandestinement une famille bien connue à Cairanne. Ceci a perduré après la guerre jusque dans les années 80.
De 1942 à 1944, l’armée allemande occupait l’aérodrome du Plan-de-Dieu et toutes les fermes aux alentours. Les soldats allemands étaient particulièrement friands des vins de notre région et je me souviens encore de les avoir entendus quémander « ein kleines glas rotwein ». Il y avait dans l’armada du Plan-de-Dieu une autre catégorie de militaires que l’on appelait : « Les prisonniers russes » sans savoir exactement quel était leur statut. Ce dont je me souviens c’est qu’ils avaient des uniformes plus verts que celui des Allemands et des bottes plus hautes. Ces « prisonniers russes » jouissaient d’une assez grande liberté (ce qui nous étonnait un peu). Ils passaient dans les fermes où ils étaient mieux accueillis que les militaires allemands. C’est là que je veux en venir : Ils n’appréciaient que modérément le vin mais par contre l’eau de vie de la cave de Cairanne les régalait au-delà de tout (j’en ai même vu un qui voulait échanger sa paire de bottes contre une bouteille de marc de Cairanne).
Sur la base aérienne du Plan-de-Dieu, les Allemands disposaient de bombardiers légers polyvalents Junkers JU 88 et de planeurs Gotha 242. Ces planeurs pouvaient transporter 20 hommes et leurs équipements ou 3600 kg de matériel mais ils s’écrasaient assez souvent. Un d’eux s’est écrasé au bord de la route entre Camaret et Cairanne un kilomètre au sud de la Gayère. Il arrivait parfois que le même avion tracte deux planeurs (je l’ai moi-même vu).
À partir de là, les choses deviennent plus dramatiques. On sait que pour l’attaque du plateau du Vercors en juillet 1944, les allemands ont utilisé des planeurs Gotha 242 ; l’un d’eux, entre autres, s’est écrasé près du hameau de La Mure, il avait à son bord outre trois Français et un officier allemand, quatre Ukrainiens. On sait par ailleurs par les survivants de la bataille du Vercors que certaines troupes responsables des pires atrocités étaient composées de légionnaires russes, ukrainiens, caucasiens. Les résistants du Vercors les appelaient : « Les Mongols ». La ville de Crest eut particulièrement à souffrir des exactions de ces « Mongols ».
Après l’écrasement de la résistance, les Allemands mirent dans les villages du Vercors des affiches disant à peu près ceci : « Vous avez vu ce dont sont capables les Russes blancs, avec les Russes rouges ce serait pire». C’était une façon de se dédouaner et de faire de la propagande anti-communiste.
En conclusion, il n’est pas dans mon propos de rendre le marc de Cairanne responsable des massacres du Vercors mais il est plus que probable que ceux que nous prenions pour des prisonniers russes (et pour qui le marc de Cairanne remplaçait la vodka) ont participé plus ou moins volontairement à la bataille du Vercors où ils ont été transportés via Chabeuil par des planeurs Gotha 242 basés au Plan-de-Dieu.

2 - Le battement d’ailes du papillon

Nous connaissons tous la théorie du battement d’aile du papillon qui stipule que toute action même anodine peut, par ses effets secondaires, avoir à long terme des conséquences colossales. C’est ainsi qu’un battement d’ailes de papillon dans l’Atlantique pourrait provoquer un typhon dans le Pacifique.
Je vais vous narrer maintenant une histoire qui illustre un peu cette théorie même si les conséquences des faits passés ne sont pas d’une importance capitale.
Il y a environ deux mille ans, les romains qui colonisaient notre région construisirent une très grande villa, c’est-à-dire un domaine agricole sur les terres arables au bord de l’Aygues à Travaillan quartier Saint Pierre. À la fin de l’empire romain, cette villa romaine futabandonnée et les pierres furent récupérées pour construire trois chapelles : chapelles Saint-Pierre, Saint-Paul et Saint-Jean.
Au XVIII^e siècle, dans les années 1740-1750, le baron de Sérignan décida d’agrandir son domaine en faisant défricher une partie de Plan-de-Dieu et en construisant deux fermes Saint-Pierre et Saint-Paul sur le même plan, distantes de un kilomètre à vol d’oiseau.
Deux siècles plus tard durant la seconde guerre mondiale, la ferme Saint-Pierre fut occupée pat l’Etat-major de la défense anti aérienne allemande qui défendait les pistes d’aviation de Caritat et du Plan-de-Dieu. Les Alliés bien renseignés par la résistance décidèrent de bombarder et de mitrailler la ferme de Saint-Pierre. Le 25 mai 1944, après avoir survolé les Alpes à l’abri de la « flack » allemande, les Lithnings, Thunderboltes et Mosquitos alliés débouchèrent des dentelles de Montmirail et en rase-mottes survolèrent le Plan-de-Dieu pour accomplir leur mission. Seulement voilà, vues du ciel, deux fermes identiques construites deux cents ans plus tôt étaient indiscernables, les aviateurs se trompèrent de cible et bombardèrent Saint-Paul au lieu de mitrailler Saint-Pierre.
Comme à cette époque-là, dans mon enfance, j’habitais la ferme Saint-Pierre, j’eus peut être la vie sauve grâce au baron de Sérignan qui avait fait construire deux fermes sur le même modèle deux siècles auparavant.